(3,2 Mo; à écouter avec Windows Media Player).
L'enseignement est pratiqué complètement en salle didactique informatique : l'enseignant a la foi et la fibre informatique, les étudiants sont appliqués et enthousiastes. Ce latin là, il vit. Et l'apostrophe, en fin d'émission, lancée par un étudiant à la journaliste "Pulchra puella es" dénote, pour le moins, d'un apprentissage rapide. Nous vous recommandons l'écoute de cette émission.
5. Recréation sous forme de deux extraits tirés du livre de George STEINER, Passions impunies (NRF Essais, Gallimard, 1996; titre original: No Passion spent, London, Faber and Faber, 1996).
Extrait n° 1: L'atrophie de la mémoire (pp. 29-31) :
L'atrophie de la mémoire est le trait dominant de
l'éducation et de la culture dans la seconde moitié du XXe
siècle.
La grande majorité d'entre nous n'est même plus
capable d'identifier, encore moins de citer, les passages
centraux de la Bible ou des classiques qui ont été non
seulement le script sous-jacent de la littérature occidentale
(de Caxton à Robert Lowell, la poésie anglaise a
porté en elle l'écho implicite de la poésie antérieure),
mais aussi l'alphabet de nos lois et de nos institutions
publiques.
Les allusions les plus élémentaires à la mythologie
grecque, à l'Ancien et au Nouveau Testaments, aux
classiques, à l'histoire ancienne et européenne sont
devenues hermétiques.
Des bribes de texte mènent désormais une vie précaire
sur de grandes échasses de notes en pied de page.
L'identification de la faune et de la flore,
des principales constellations, des heures liturgiques
et des saisons dont, comme l'a montré
C. S. Lewis, dépend intimement la compréhension la
plus élémentaire de la poésie, du drame et du roman
occidentaux, de Boccace à Tennyson, relève désormais
du savoir spécialisé.
Nous n'apprenons plus par coeur.
Les espaces intérieurs sont muets ou encombrés de
vétilles aux voix de crécelles.
(Ne demandez pas à un étudiant, même bien préparé, de répondre
au titre de Lycidas de Milton, de vous dire ce qu'est une églogue,
de reconnaître ne serait-ce qu'une seule des allusions et
échos horaciens chez Virgile et Spenser qui donnent aux
quatre premiers vers du poème leur sens, le sens de leur
sens. Aux États-Unis notamment, l'éducation n'est plus
qu'amnésie programmée.)
Les nerfs de la mémoire ne sauraient être tendus que
lorsque règne le silence, le silence si explicite dans le portrait de Chardin.
[tableau: Un philosophe occupé de sa lecture, date: 1734, Musée du Louvre, Paris]
Apprendre par coeur, transcrire fidèlement, lire pleinement,
c'est être silencieux et habiter le silence.
Au point où en est la société occidentale, cet ordre
du silence tend à devenir un luxe. Il appartiendra aux
futurs historiens de la conscience (aux "historiens des
mentalités") de mesurer le rétrécissement de notre
champ d'attention, les dilutions de la concentration, liés
au simple fait d'être interrompu par la sonnerie du téléphone,
par ce fait ancillaire que, quoi que nous puissions
faire et à moins de nous être imposé une stoïque résolution,
nous répondrons pour la plupart au téléphone.
Nous avons besoin d'une histoire des niveaux de bruit, de la
diminution de ces masses naturelles de silence, pas seulement nocturne,
qui enveloppaient encore la vie quotidienne de Chardin et de son lecteur.
Des études récentes laissent penser qu'aux États-Unis près de
soixante-quinze pour cent des adolescents lisent avec un fond sonore
(radio, lecteur de compacts, poste de télévision dans le
dos ou dans la pièce à côté).
De plus en plus, des jeunes ou des adultes avouent être incapables de lire
un texte sérieux sans fond sonore organisé.
Nous en savons trop peu sur la manière dont le cerveau traite et intègre des stimuli
simultanés et contradictoires pour dire quel est au juste l'effet
de cet input électronique sur les centres de l'attention et
de la conceptualisation impliqués dans la lecture.
Mais il est au moins plausible de supposer que les capacités de
compréhension exacte, de rétention et de réponse énergique
qui nouent notre être à celui du livre s'en trouvent
grandement diminuées. Nous avons tendance à être ce
que le philosophe occupé de sa lecture de Chardin n'était
point : des lecteurs à temps partiel, au rabais.
Extrait n° 2: Livre et Bibliothèque (pp. 26-28) :
En tant qu'objet, le livre lui-même a changé. Hormis
dans le cadre de l'université ou des bouquinistes, rares
sont ceux d'entre nous qui auront affaire au genre de
tome que médite le lecteur de Chardin, plus rares encore
ceux qui en auront l'usage.
De nos jours, qui fait relier ses livres ?
Dans le format comme dans l'atmosphère de
l'in-folio, tel que nous le voyons dans ce tableau, on
devine, implicite, la bibliothèque privée, le mur d'étagères
couvertes de livres, des escabeaux, des pupitres -
bref, l'espace fonctionnel de la vie intime de Montaigne,
d'Evelyn, de Montesquieu ou de Thomas Jefferson.
Cet espace occasionne à son tour des relations économiques
et sociales distinctes : comme entre les domestiques qui
époussettent et graissent les livres et le maître qui les lit,
entre le sanctuaire intime du docte et le territoire plus
vulgaire sur lequel la famille et le monde extérieur
mènent une vie tapageuse de Philistins.
Nous sommes peu à connaître de telles bibliothèques, a fortiori à
en posséder encore. Toute l'économie, toute l'architecture
de privilèges dans laquelle s'inscrivait l'acte classique de
lecture est désormais bien lointaine (nous visitons la
Morgan Library à New York ou l'un des grands manoirs
d'Angleterre pour voir, sur une échelle certes magnifiée,
ce qu'était jadis le cadre effectif de la grande culture
livresque).
L'appartement moderne, pour les jeunes notamment,
manque tout simplement de place, de murs
libres pour des rangées de livres, pour les in-folio, les
in-quartos, les "opera omnia" en plusieurs volumes parmi
lesquels le lecteur de Chardin a fait son choix. En vérité,
il est saisissant de voir à quel point les rayonnages pour
microsillons ou cassettes occupent désormais l'espace
autrefois réservé aux livres (la substitution de la musique
à la lecture est l'un des facteurs majeurs, et les plus
complexes, des changements actuels de la sensibilité
occidentale).
Où il y a des livres, de surcroît, ce sera, dans une plus ou moins
large mesure, des livres de poche.
Il est hors de doute que la « révolution du livre de
poche » a été une technique libératrice et créatrice,
qu'elle a élargi la portée de la littérature et qu'elle a rendu
à nouveau disponibles des champs entiers de matériaux,
parfois même ésotériques.
Mais l'envers de la médaille, c'est que le livre de poche est,
matériellement, éphémère.
Accumuler des livres de poche, ce n'est pas constituer
une bibliothèque. Par sa nature même, le poche
présélectionne, procède par anthologie en piochant dans
la totalité de la littérature et de la pensée. On n'y trouve
pas, ou très rarement, les oeuvres complètes d'un auteur.
On n'y trouve pas ce que la mode du jour tient pour ses
oeuvres mineures. Pourtant, ce n'est que lorsque nous
connaissons l'intégrale d'un auteur, que nous nous penchons
avec une sollicitude particulière, quoique chagrine,
sur ses « échecs » pour nous forger une vision
personnelle de son actualité, que l'acte de lecture est
authentique.
Corné dans notre poche, abandonné dans
la salle des pas perdus d'un aéroport, s'échappant de
serre-livres de brique "ad hoc", le poche est une merveille
d'emballage - de packaging - et une négation de la
largesse de forme et d'esprit expressément affichée dans
la scène de Chardin.
«Et je vis dans la main droite de celui qui siège sur le trône
un livre roulé, écrit au recto et au verso, et scellé de sept sceaux.»
[Apocalypse, v. 5,1]
Imagine-t-on un livre de poche scellé de sept sceaux ?
Les réflexions émises par G. STEINER à propos du livre nous conduisent naturellement à une autre réflexion que nous entendons ici et là concernant les réalisations virtuelles du Projet ITINERA ELECTRONICA:
Reprendre des éditions et des traductions du XIXe siècle, n'est-ce pas promouvoir un état de la langue ou un état scientifique dépassé voir caduc? N'est-ce pas introduire le lecteur dans l'erreur avec des vieilleries?.
Le chercheur, pour les besoins d'une thèse de doctorat - comme nous l'avons fait jadis à propos de Sigebert de Gembloux -, ne pourra certes pas se passer d'un examen critique des sources utilisées dans et pour sa recherche.
Il utilisera, par exemple, les CD-ROM produits par l'ex-CETEDOC (Centre de Traitement Electronique des Documents) dans le cadre de la CETEDOC Library of Christian Latin Texts qui sont censés attester le dernier état textuel atteint. Mais il les consultera dans une bibliothèque universitaire ou un centre de recherches, seuls lieux capables d'engager les dépenses considérables nécessaires à l'acquisition de ces instruments de travail.
Mais est-ce là le public que nous visons en premier lieu? Non, nous nous proposons de toucher l'enseignant et l'étudiant en leur offrant des instruments disponibles immédiatement et en libre accès.
Disponibles en salle didactique et aussi à domicile. Disponibles "pour exécution" mais aussi "en acte" pour de nouvelles constructions et élaborations personnelles (parcours didactiques, exercices, répertoires, dictionnaires etc.).
Livres "sur papier" et bibliothèques "en bois et étagères" se font rares; remplaçons-les par des équivalents virtuels. Seuls, les droits liés aux publications récentes, nous empêchent de fournir aussi le dernier état ou le texte le plus récent. Un héritage est nécessairement lié à un passé; faute de mieux, acceptons en héritage le double passé: celui de l'écrit et celui de son édition et/ou de sa traduction.
Jean Schumacher
6 décembre 2002