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Du texte à l'hypertexte

Lucain, La Pharsale, livre X

Cleopatra

 


 


Texte latin :

 
[10,0] LIBER DECIMVS.
Vt primum terras Pompei colla secutus
attigit et diras calcauit Caesar harenas,
pugnauit fortuna ducis fatumque nocentis
Aegypti, regnum Lagi Romana sub arma
5 iret, an eriperet mundo Memphiticus ensis
uictoris uictique caput. tua profuit umbra,
Magne, tui socerum rapuere a sanguine manes,
ne populus post te Nilum Romanus amaret.
inde Paraetoniam fertur securus in urbem
(10,10) pignore tam saeui sceleris sua signa secutam.
sed fremitu uolgi fasces et iura querentis
inferri Romana suis discordia sensit
pectora et ancipites animos, Magnumque perisse
non sibi. tum uoltu semper celante pauorem
15 intrepidus superum sedes et templa uetusti
numinis antiquas Macetum testantia uires
circumit, et nulla captus dulcedine rerum,
non auro cultuque deum, non moenibus urbis,
effossum tumulis cupide descendit in antrum.
(10,20) illic Pellaei proles uaesana Philippi,
felix praedo, iacet, terrarum uindice fato
raptus: sacratis totum spargenda per orbem
membra uiri posuere adytis; fortuna pepercit
manibus, et regni durauit ad ultima fatum.
25 nam sibi libertas umquam si redderet orbem
ludibrio seruatus erat, non utile mundo
editus exemplum, terras tot posse sub uno
esse uiro. Macetum fines latebrasque suorum
deseruit uictasque patri despexit Athenas,
(10,30) perque Asiae populos fatis urguentibus actus
humana cum strage ruit gladiumque per omnis
exegit gentes, ignotos miscuit amnes
Persarum Euphraten, Indorum sanguine Gangen,
terrarum fatale malum fulmenque quod omnis
35 percuteret pariter populos et sidus iniquum
gentibus. Oceano classes inferre parabat
exteriore mari. non illi flamma nec undae
nec sterilis Libye nec Syrticus obstitit Hammon.
isset in occasus mundi deuexa secutus
(10,40) ambissetque polos Nilumque a fonte bibisset:
occurrit suprema dies, naturaque solum
hunc potuit finem uaesano ponere regi;
qui secum inuidia, quo totum ceperat orbem,
abstulit imperium, nulloque herede relicto
45 totius fati lacerandas praebuit urbes.
sed cecidit Babylone sua Parthoque uerendus.
pro pudor, Eoi propius timuere sarisas
quam nunc pila timent populi. licet usque sub Arcton
regnemus Zephyrique domos terrasque premamus
 

Traduction française :

 
[10,0] LIVRE X. Dès que César, suivant la tête de Pompée, est descendu sur ce rivage odieux et foule aux pieds ces sables, il s'élève un combat entre la Fortune du chef et le destin de la coupable Égypte, pour décider si le Nil subira la même loi que le Tibre ou si le glaive de Ptolémée enlèvera au monde le vainqueur après le vaincu. Ô Pompée ! Ton ombre secourut ton beau-père, elle déroba César au fer des assassins. D'abord, se croyant assuré de la foi de Ptolémée, après le crime qui en était le gage, il entra, précédé de ses étendards, dans les murs fondés par Alexandre. Mais à la vue des faisceaux, le peuple d'Égypte murmure, indigné que Rome vienne jusque dans ses murs commander à ses rois, et s'attribuer leur puissance. Ce tumulte avertit César que les esprits étaient émus et divisés, et que ce n'était pas à lui qu'on avait immolé Pompée. Mais dissimulant sa frayeur sous un visage serein, il parcourut d'un pas intrépide les temples de Sérapis et des autres dieux de l'Égypte, monuments dont la splendeur atteste l'ancienne puissance des Macédoniens. Cependant ni la beauté de ces édifices, ni les richesses qu'ils étalent, ni la majesté du culte qu'on y rend aux dieux, ni la magnificence et la grandeur de la ville qui les renferme ne touchent l'âme de César. Un seul objet l'émeut et l'intéresse, c'est le tombeau d'Alexandre. Il descend avec une ardeur impatiente dans son caveau funèbre ; là repose ce brigand heureux, dont le ciel vengeur délivra la terre. Ses restes, qu'il eût fallu disperser dans l'univers, sont recueillis dans le sanctuaire. La fortune épargne jusqu'à ses mânes, et le bonheur de son règne se perpétue même après sa mort. Car si jamais la liberté rentrait dans ses droits sur la terre, ce serait pour être le jouet des peuples qu'on aurait conservé les cendres de leur oppresseur, de celui qui offrit au monde l'exemple funeste de l'univers esclave d'un seul. On le vit sortir de Macédoine, héritage obscur de ses aïeux, regarder avec mépris Athènes, conquête de son père, et poussé par ses heureux destins, marcher à travers les royaumes de l'Asie et sur des champs couverts de morts. Son glaive destructeur moissonne les peuples de l'Orient ; les fleuves les plus éloignés, dans la Perse l'Euphrate, et le Gange dans l'Inde, sont teints du sang qu'il fait couler, fatal fléau de la terre, foudre terrible dont les coups frappent les nations entières, astre ennemi du genre humain. Il se préparait à lancer des flottes sur l'Océan extérieur. L'onde, le feu, rien ne l'arrête : il affronte les Syrtes, il traverse les sables de la Libye, pour aller consulter Ammon. Par l'Orient, il fût arrivé aux bords où le soleil se couche. Il eût fait le tour des deux pôles ; il eût vu les sources du Nil. La mort l'arrêta dans sa course, et la nature n'eut pas d'autre borne à l'ambition de ce furieux. Le même orgueil jaloux, qui lui fit souhaiter d'avoir à lui seul l'empire du monde, ne put souffrir qu'il se donnât un égal dans un successeur. Il aima mieux laisser sa dépouille à déchirer entre ses héritiers. Maître de Babylone, il mourut dans ses murs, révéré du Parthe qu'il avait dompté. Ô souvenir humiliant pour Rome ! Le Parthe a redouté la lance macédonienne plus que le javelot romain ! Notre empire s'est étendu jusque sous les astres de l'Ourse, jusque aux bornes du couchant,


Texte latin :

 
[10,50] flagrantis post terga Noti, cedemus in ortus
Arsacidum domino. non felix Parthia Crassis
exiguae secura fuit prouincia Pellae.
iam Pelusiaco ueniens a gurgite Nili
rex puer inbellis populi sedauerat iras,
55 obside quo pacis Pellaea tutus in aula
Caesar erat, cum se parua Cleopatra biremi
corrupto custode Phari laxare catenas
intulit Emathiis ignaro Caesare tectis,
dedecus Aegypti, Latii feralis Erinys,
(10,60) Romano non casta malo. quantum inpulit Argos
Iliacasque domos facie Spartana nocenti,
Hesperios auxit tantum Cleopatra furores.
terruit illa suo, si fas, Capitolia sistro
et Romana petit inbelli signa Canopo
65 Caesare captiuo Pharios ductura triumphos;
Leucadioque fuit dubius sub gurgite casus,
an mundum ne nostra quidem matrona teneret.
hoc animi nox illa dedit quae prima cubili
miscuit incestam ducibus Ptolemaida nostris.
(10,70) quis tibi uaesani ueniam non donet amoris,
Antoni, durum cum Caesaris hauserit ignis
pectus? et in media rabie medioque furore
et Pompeianis habitata manibus aula
sanguine Thessalicae cladis perfusus adulter
75 admisit Venerem curis, et miscuit armis
inlicitosque toros et non ex coniuge partus.
pro pudor, oblitus Magni tibi, Iulia, fratres
obscaena de matre dedit, partesque fugatas
passus in extremis Libyae coalescere regnis
(10,80) tempora Niliaco turpis dependit amori,
dum donare Pharon, dum non sibi uincere mauolt.
quem formae confisa suae Cleopatra sine ullis
tristis adit lacrimis, simulatum compta dolorem
qua decuit, ueluti laceros dispersa capillos,
85 et sic orsa loqui: 'siqua est, o maxime Caesar,
nobilitas, Pharii proles clarissima Lagi,
exul in aeternum sceptris depulsa paternis,
ni tua restituit ueteri me dextera fato,
conplector regina pedes. tu gentibus aequum
(10,90) sidus ades nostris. non urbes prima tenebo
femina Niliacas: nullo discrimine sexus
reginam scit ferre Pharos. lege summa perempti
uerba patris, qui iura mihi communia regni
et thalamos cum fratre dedit. puer ipse sororem,
95 sit modo liber, amat; sed habet sub iure Pothini
adfectus ensesque suos. nil ipsa paterni
iuris inire peto: culpa tantoque pudore
solue domum, remoue funesta satellitis arma
et regem regnare iube. quantosne tumores
 

Traduction française :

 
[10,50] et bien avant dans les climats d'où le vent du midi se lève et le seul effort des Arsacides nous arrête dans l'Orient ! Une petite province de l'empire d'Alexandre a été l'écueil de nos armes, et le tombeau de nos guerriers ! Le jeune Ptolémée, de retour de Péluse, avait calmé par sa présence les clameurs d'un peuple timide, et César ayant pour otage le roi captif dans son palais, y croyait être en sûreté. Ce fut alors que Cléopâtre quittant la maison de campagne où elle était reléguée, et s'exposant la nuit sur une barque, se présenta devant le Phare, corrompit le gardien du port, dont elle fit baisser les chaînes, et se rendit dans le palais des rois macédoniens, même à l'insu de César : femme dangereuse, l'opprobre de l'Égypte, l'Érinys des Latins, et dont les vices impurs ont fait le malheur de Rome. Autant la fatale beauté de Sparte alluma de haines contre les héros de la Grèce et de la Phrygie, autant Cléopâtre excita de fureurs entre les plus grands des Romains. Au son du sistre égyptien, elle jeta (je rougis de le dire) la terreur dans le Capitole. Avec le peuple amolli de Canope, elle osa marcher contre les aigles romaines, et se promettre de rentrer triomphante dans le port du Phare, en y menant captif un César. Leucade vit le moment où il était douteux si l'empire ne passerait pas aux mains d'une femme, et d'une femme étrangère. Elle en conçut l'espoir, l'incestueuse fille des Ptolémées, dès la première nuit qu'elle passa dans les bras de César. Qui peut, Antoine, ne pas te pardonner ton amour insensé pour elle ? L'âme inflexible de César a brûlé des mêmes feux. Au milieu de ses fureurs, dans un palais habité par les mânes de Pompée, tout fumant encore lui-même du sang versé dans la Thessalie, cet amant adultère a pu mêler aux soins dont il était tourmenté les plaisirs d'un honteux amour, et former au sein des alarmes des n?uds criminels, dont les fruits feront rougir la pudeur et la foi. Quel excès de honte ! Il oublie que sa fille a été la femme de Pompée ! Ô Julie ! Il te donne des frères, nés d'une femme incestueuse, et pour cette femme impudique, laissant à ses ennemis tout le temps de se rassembler en Libye, il perd avec elle au sein des voluptés les moments les plus précieux. Il aime mieux lui donner l'Égypte, que de vaincre pour lui-même. Cléopâtre se confiant à sa beauté, parut devant César, affligée, mais sans verser de larmes. Elle n'avait pris de la douleur que ce qui pouvait l'embellir encore. Échevelée, et dans ce désordre favorable à la volupté, elle l'aborde, et lui parle en ces mots. "Ô César ! Ô le plus grand des hommes ! Si l'héritière de Lagus, chassée du trône de ses pères, peut encore dans son malheur se souvenir de son rang, si ta main daigne la rétablir dans tous les droits de sa naissance, c'est une reine que tu vois à tes pieds. Tu es pour moi un astre salutaire qui vient luire sur mes États. Je ne serai pas la première femme qui aura dominé sur le Nil, l'Égypte obéit sans distinction à une reine, comme à un roi. Tu peux lire les dernières paroles de mon père expirant : il veut qu'épouse de mon frère, je partage son lit et son trône ; et le jeune roi, pour aimer sa s?ur, n'a besoin que d'être libre. Mais Pothin s'est emparé de son esprit, comme de la puissance. Ce n'est pas l'héritage de mon père que je réclame : affranchis notre maison de la honte qui la souille. Daigne, César, éloigner de lui le satellite armé qui l'assiège, et ordonne au roi de régner.


Texte latin :

 
[10,100] mente gerit famulus! Magni ceruice reuolsa
iam tibi, sed procul hoc auertant fata, minatur.
sat fuit indignum, Caesar, mundoque tibique
Pompeium facinus meritumque fuisse Pothini.'
nequiquam duras temptasset Caesaris aures:
105 uoltus adest precibus faciesque incesta perorat.
exigit infandam corrupto iudice noctem.
pax ubi parta ducis donisque ingentibus empta est,
excepere epulae tantarum gaudia rerum,
explicuitque suos magno Cleopatra tumultu
(10,110) nondum translatos Romana in saecula luxus.
ipse locus templi, quod uix corruptior aetas
extruat, instar erat, laqueataque tecta ferebant
diuitias crassumque trabes absconderat aurum.
nec summis crustata domus sectisque nitebat
115 marmoribus, stabatque sibi non segnis achates
purpureusque lapis, totaque effusus in aula
calcabatur onyx; hebenus Mareotica uastos
non operit postes sed stat pro robore uili,
auxilium non forma domus. ebur atria uestit,
(10,120) et suffecta manu foribus testudinis Indae
terga sedent, crebro maculas distincta smaragdo.
fulget gemma toris, et iaspide fulua supellex
strata micant, Tyrio cuius pars maxima fuco
cocta diu uirus non uno duxit aeno,
125 pars auro plumata nitet, pars ignea cocco,
ut mos est Phariis miscendi licia telis.
tum famulae numerus turbae populusque minister.
discolor hos sanguis, alios distinxerat aetas;
haec Libycos, pars tam flauos gerit altera crines
(10,130) ut nullis Caesar Rheni se dicat in aruis
tam rutilas uidisse comas; pars sanguinis usti
torta caput refugosque gerens a fronte capillos;
nec non infelix ferro mollita iuuentus
atque exsecta uirum: stat contra fortior aetas
135 uix ulla fuscante tamen lanugine malas.
discubuere illic reges maiorque potestas
Caesar; et inmodice formam fucata nocentem,
nec sceptris contenta suis nec fratre marito,
plena maris rubri spoliis, colloque comisque
(10,140) diuitias Cleopatra gerit cultuque laborat.
candida Sidonio perlucent pectora filo,
quod Nilotis acus conpressum pectine Serum
soluit et extenso laxauit stamina uelo.
dentibus hic niueis sectos Atlantide silua
145 inposuere orbes, quales ad Caesaris ora
nec capto uenere Iuba. pro caecus et amens
ambitione furor, ciuilia bella gerenti
diuitias aperire suas, incendere mentem
hospitis armati. non sit licet ille nefando
 

Traduction française :

 
[10,100] De quel orgueil cet esclave n'est-il pas enflé, depuis qu'il a tranché la tête de Pompée ! C'est toi, César (puissent les dieux écarter ce présage), c'est toi qu'il menace à présent, et il n'est déjà que trop honteux pour le monde et pour toi, que la mort de Pompée ait été le crime ou le bienfait de Pothin." Le langage de Cléopâtre eût vainement flatté l'oreille farouche de César, mais le charme de sa beauté se communique à sa prière, et plus éloquents que sa voix, ses yeux impurs parlent et persuadent. Ainsi, après avoir séduit son juge, elle employa une nuit honteuse à l'enchaîner. César ayant rétabli et payé la paix à prix d'or, la joie de ce grand événement fut célébrée dans un festin. Cléopâtre y fit éclater un luxe, une magnificence, dont Rome encore n'avait pas l'idée. Le lieu du festin ressemblait à un temple, tel que le siècle présent, quoique corrompu, le construirait à peine. Les toits étaient chargés de richesses, les bois de lambris étaient cachés sous d'épaisses lames d'or. Les murs n'étaient pas incrustés, mais bâtis d'agate et de porphyre ; dans tout le palais, on marchait sur l'onyx. L'ébène de Xéroé y était prodigué, et y tenait lieu du chêne vil, et servait aux portes du palais de support, et non d'ornement. Les portiques sont revêtus d'ivoire. Sur ces portes immenses, l'écaille de la tortue de l'Inde est appliquée en relief, et dans chacune de ses taches une émeraude étincelle. Au-dedans, on ne voit que des vases de jaspe, que des sièges émaillés de pierreries, que des lits, où la pourpre, l'or, l'écarlate éblouissent les yeux par ce riche mélange que la navette des Égyptiens sait donner à leur tissu. La salle du festin se remplit d'un peuple sans nombre ; d'une multitude d'esclaves différents d'âge et de couleurs ; les uns brûlés par le soleil d'Éthiopie, et portant, leurs cheveux relevés en arrière et repliés autour de leur tête ; les autres d'un blond si clair et si brillant, que César dit n'en avoir pas vu de plus doré sur les bords du Rhin. On y soit aussi une malheureuse jeunesse à qui le fer a ôté la vigueur. Parmi elle, on distingue l'âge viril, mais dénué de ses forces, et ayant à peine sur le menton le duvet de l'adolescence. Ptolémée et Cléopâtre se mirent à table, et César, plus grand que les rois, prit place entre le frère et la s?ur. Peu contente du sceptre de l'Égypte, et du c?ur du roi, son frère et son époux, Cléopâtre avait employé tous les sacrifices du luxe à relever l'éclat de sa beauté. Les dons les plus précieux de la mer Rouge brillent dans ses cheveux, et forment, sa parure ; la blancheur de son sein éclate à travers un voile de Sidon, tissé par le peigne des Sères et dont l'aiguille des Égyptiennes a desserré le tissu clair et large. Sur des trépieds formés des dents blanches de l'éléphant, on a posé des tables rondes du bois du mont Atlas, et si belles que César n'en vit jamais de pareilles, même après qu'il eut vaincu Juba. Reine insensée, à quelle imprudence te porte ton ambition ? En étalant aux yeux d'un hôte vainqueur, tout puissant et armé, ces richesses, dignes d'envie, ne crains-tu pas d'allumer en lui le désir de s'en emparer ?